Troubles psychiques et addictions : l’oeuf et la poule

En clinique quotidienne, il est impossible d’ignorer que les patients souffrant de troubles psychiques présentent très souvent une dépendance au tabac, à l’alcool, aux médicaments ou aux drogues illicites. Il arrive également que la dépendance ne concerne pas un produit, mais un comportement : jeu, achats compulsifs, troubles alimentaires, conduites à risque, etc. La réciproque est également vraie : en consultation hospitalière d’addictologie, on constate que la majorité des patients gros fumeurs, buveurs excessifs ou toxicomanes ont une problématique psychique sous-jacente, pas toujours repérée.

On parle alors de comorbidité, c’est-à-dire de l’existence simultanée de deux pathologies dont l’association n’est pas simplement due au hasard. Les anglo-saxons parlent de « double diagnostic ».

Certaines addictions sont-elles, plus que d’autres, associées à des comorbidités psychiatriques ? A l’inverse, certains troubles psychiatriques (troubles de la personnalité et/ou troubles mentaux) sont-il plus que d’autres associés aux addictions ? De quelle nature est la relation liant les deux problématiques ?

Fréquence élevée du double diagnostic « Troubles psychiques – Addiction »

Deux grandes études épidémiologiques, ECA (1997) et NCS (2003), ont mis en évidence une prévalence « vie entière »  de troubles mentaux approchant les 50 % chez les patients ayant un diagnostic d’addiction. Cela signifie qu’un malade souffrant (ou ayant souffert) d’une dépendance a 1 chance sur 2 d’être également atteint par un trouble psychique au cours de sa vie. Cette proportion fait consensus dans toutes les études de cohortes, qu’elles soient anglo-saxonnes ou européennes. Réciproquement, le risque pour un patient atteint de troubles psychiatriques de devenir dépendant à une substance psychoactive au cours de sa vie avoisine les 30%. Une probabilité qui s’élève à 60% si la pathologie est un trouble bipolaire

 Relations entre Trouble psychique et Addiction

Lorsqu’un patient présente un double-diagnostic, nous devons nous interroger sur les  relations possibles entre le trouble psychique et l’addiction. Il y a quatre possibilités :

1) Le trouble psychique existe avant l’addiction et provoque cette dernière.

2) L’addiction existe en premier et provoque ou favorise le trouble psychique.

3) Il existe une vulnérabilité commune à la fois pour les addictions et  le trouble psychique.

4) La cooccurrence d’une addiction et d’un trouble psychique relève du hasard, les deux pathologies sont indépendantes.

Vu la fréquence d’association entre trouble psychique et addiction, le quatrième cas peut être écarté de notre analyse car très peu probable.

1)         Existence préalable d’un trouble psychique ayant provoqué un comportement addictif

De nombreux patients alcooliques évoquent leur entrée dans l’addiction comme étant la conséquence d’un état anxieux ou dépressif survenu à la suite d’événements de vie douloureux (deuil, séparation, chômage, ennuis professionnels ou financiers). Ils n’ont toutefois pas découvert l’alcool à ces occasions. En général, ils avaient déjà une consommation occasionnelle ou régulière qui s’est aggravée à ce moment-là. L’explication est simple : lorsque le patient buvait de l’alcool pour des raisons festives ou par habitude, le cerveau profond a mémorisé les effets bénéfiques du produit sur l’humeur et l’anxiété. Lorsqu’à un moment de sa vie le patient se trouve confronté à des affects douloureux, son inconscient va lui suggérer le médicament le plus efficace et le plus rapide qu’il connaisse, c’est-à-dire l’alcool. Le principe est similaire pour les autres produits psychotropes. Le choix du produit sera lié aux expériences passées. Quelqu’un qui n’a jamais consommé de cannabis ou autre drogue ne privilégiera pas ces substances en première intention.

En d’autres termes, nous pouvons dire qu’en cas de symptômes dépressifs ou anxieux provoqués par une pathologie psychique ou des événements de vie, la personne va utiliser ces substances psychotropes pour atténuer ou faire disparaître ces symptômes. On parle alors d’automédication, de trouble psychique primaire et d’addiction secondaire. Dans ce contexte, il est évident que le trouble psychique doit être la cible privilégiée de la prise en charge. Même si le malade a bien compris que l’alcool ou le cannabis n’est pas une solution fiable et durable pour faire face, le sevrage de ces produits le ramènera à ses souffrances et à une rechute inévitable. C’est seulement une fois ses symptômes anxieux ou dépressifs atténués par une thérapie appropriée que le malade pourra envisager la vie sans produit.

Mais cela ne signifie pas qu’il peut continuer à boire ou prendre des toxiques en attendant la stabilisation de son état psychique. En effet, prendre des produits pour s’auto médicamenter relève du cercle vicieux, car si ces produits soulagent les symptômes dans un premier temps, ils aggravent la pathologie sous-jacente. C’est seulement en acceptant un sevrage et une abstinence prolongée que les symptômes anxio-dépressifs montreront leur vrai visage, en nature comme en intensité.

Certains troubles de la personnalité favorisent également l’exposition aux drogues. Leur prise en charge est souvent longue et bien difficile… Dans ce cas, la prise en charge de l’addiction devra impérativement tenir compte de ces troubles, d’où l’importance du double-diagnostic.

Chez les personnes souffrant d’une addiction, l’étude ECA relève 30 à 50% de personnalités antisociales et 15% d’états-limites (principalement alcool). Ces troubles de la personnalité concernent 50% des usagers d’opiacés, 33% des cocaïnomanes et 25% des addictions comportementales. Ils sont considérés comme des facteurs de vulnérabilité primaires, préexistant à la conduite addictive qu’ils favorisent. Les troubles des conduites, l’hyperactivité avec troubles déficitaires de l’attention sont également fréquents dans toutes les addictions. Les traits susceptibles d’être repérés chez les futurs alcooliques ou toxicomanes sont l’impulsivité, l’extraversion et l’hyperactivité. Il existe une relation entre la sévérité du trouble psychiatrique et le risque de survenue d’une addiction (risque majeur pour le trouble bipolaire type I).

A noter également le cas des schizophrènes qui utilisent les produits pour combattre, en plus des symptômes anxio-dépressifs, les effets secondaires des neuroleptiques, le plus souvent de façon inconsciente, poussés à ce comportement par leur cerveau profond.

Choix d’un produit en fonction d’une pathologie mentale

Les observations suivantes relèvent plus de la clinique que d’études contrôlées :

  • Phobie sociale : effet anxiolytique – alcool, cannabis
  • TAG, T. Panique : effet anxiolytique – alcool, cannabis, tabac
  • Troubles de l’humeur – effet antidépresseur – alcool, tabac, cannabis, cocaïne, jeu pathologique, achats compulsifs, addiction sexuelle…
  • Schizophrénie : effets sédatifs ou stimulants suivant forme – cannabis, alcool, tabac, héroïne.

2)         Les troubles psychiques sont secondaires à l’addiction ou favorisés par celle-ci

Certains troubles psychiques sont directement liés aux effets pharmacologiques (hallucinogènes, dépressogènes ou anxiogène) des drogues.  Le déni souvent prolongé du patient quant aux conséquences délétères du produit vient du fait que les effets sont paradoxaux, c’est-à-dire qu’ils apportent à la fois un bénéfice et son contraire. L’alcool, par exemple, est antidépresseur et anxiolytique à faible dose mais produit l’effet contraire lorsqu’il est ingéré en plus grande quantité. Parallèlement, le manque d’alcool sera dépressogène et anxiogène pour une personne dépendante à ce produit. Elle se sentira mieux dès qu’elle en consommera, avant de se sentir encore plus mal lorsque les effets pharmacologiques se dissiperont… ce qui l’encouragera à consommer de nouveau.

Autre exemple : le tabac, initialement anxiogène, sera perçu par le fumeur comme anxiolytique (« quand je suis stressé, la cigarette me calme ») car c’est le manque de nicotine qui est anxiogène pour le fumeur dépendant, c’est pour cela qu’il ressent un soulagement en allumant une cigarette. Le fait de fumer ne calmerait pas un non fumeur ! Par contre, il a été montré que le tabac a effectivement un effet antidépresseur car il contient des substances IMAO qui agissent comme les médicaments de cette classe. En Tabacologie, il est fréquent de recevoir des patients déprimés et non pris en charge qui, malgré leur motivation, font des tentatives infructueuses pour arrêter de fumer et qui, placés sous antidépresseur, y parviennent facilement.

Ces effets paradoxaux fondent de fausses croyances auxquelles le patient va s’accrocher pour ne pas renoncer à sa drogue : « ce n’est pas le moment d’arrêter, j’ai des ennuis au travail, je suis angoissé, la cigarette/l’alcool/le cannabis m’aide ». Ceux qui franchiront le pas en renonçant au produit seront parfois très étonnés de constater que leurs craintes n’étaient pas justifiées.

Concernant les troubles psychiques secondaires à une addiction, nous devons également citer l’effet du cannabis sur le déclenchement de certaines psychoses, notamment les schizophrénies. La drogue ne crée pas la maladie mais favorise sa décompensation. Les troubles psychiques secondaires induits par une substance sont reconnus par le DSM IV : Delirium, Démence, Trouble amnésique, Troubles psychotiques, Troubles de l’humeur, Anxiété, Dysfonction sexuelle, Troubles du sommeil.

Les symptômes dépressifs sont considérés classiquement comme le plus souvent secondaires à l’addiction, car 80 % des dépressions chez les alcoolo-dépendants s’améliorent entre 1 et 3 mois après le sevrage (Brown et coll., 1988,1991). Il existe une relation entre la sévérité de l’addiction et le risque de comorbidité psychiatrique (K. Merikangas, 1998).

Une addiction entraîne aussi le plus souvent des effets délétères sur le comportement en situation sociale, professionnelle, familiale. La conséquence directe est la dégradation des relations interpersonnelles, elle-même génératrice de stress, d’anxiété et d’humeur dépressive. Ici aussi, le cercle vicieux va se renforcer, la prise de produit étant à la fois le renforçateur de la pathologie et le médicament supposé pour la combattre.

3)         Existence simultanée de troubles psychiques et d’une addiction, sans relation causale

Cette hypothèse stipule qu’il pourrait exister des relations biologiques (neurobiochimiques, génétiques) entre addictions et troubles mentaux qui favoriseraient, en fonction de facteurs environnementaux, la survenue à la fois d’une conduite addictive et d’un trouble mental.

Une récente recherche (Chambers et coll.) remet en cause la croyance selon laquelle les problèmes de santé mentale vont souvent de pair avec l’abus de drogue ou d’alcool parce que les gens chercheraient à s’auto-médicamenter.

Elle montre que les troubles mentaux et les problèmes d’addictions peuvent avoir une cause neurobiologique sous-jacente commune: des changements dans le développement de l’amygdale, une région du cerveau liée à la peur, à l’anxiété et à d’autres émotions. Les rats dont l’amygdale était endommagée par chirurgie à la naissance présentaient des comportements relatifs à la peur différents des autres: ils ne montraient pas autant de prudence, bougeaient davantage en réponse à la nouveauté, avaient moins peur de l’odeur d’un prédateur. Et, chose importante, ils étaient plus sensibles à la cocaïne et au processus addictif. Les chercheurs pensent que des interactions complexes entre des facteurs génétiques et environnementaux pourraient changer les fonctionnalités de l’amygdale et ses connexions avec le reste du cerveau durant l’enfance et l’adolescence, avec pour conséquence une plus grande vulnérabilité à la fois aux addictions et à la maladie mentale.

En résumé, nous pourrions dire que dans les cas les plus fréquents, l’existence d’une pathologie psychique favorise la conduite addictive par souci d’automédication. D’autre part, la prise de produits psycho-actifs  peut provoquer, par son action pharmacologique et/ou les conséquences de comportements inappropriés, des symptômes psychiatriques ou les aggraver. Enfin, certaines personnes peuvent présenter une vulnérabilité commune aux troubles psychiques et aux addictions, c’est le cas notamment dans les troubles de la personnalité (antisociale, état limite, etc.).

Dans tous les cas, la coexistence de troubles mentaux, troubles de la personnalité et addictions assombrissent le pronostic à la fois du trouble psychiatrique et de la conduite addictive. En effet, la littérature décrit des taux plus élevés d’hospitalisation, un plus grand nombre de suicides et de TS, plus de délinquance-criminalité et de désinsertion sociale, une moins bonne observance aux traitements et une fréquence plus élevée de rechutes dans les deux pathologies (psychique et addictive).

Prendre en charge les addictions de patients souffrant de troubles de l’humeur, notamment bipolaires, n’est pas simple. En phase euthymique, ils sont tout-à-fait conscient du rôle délétère de leur addiction sur leur état psychique et leur vie en général. Mais au cours des épisodes dépressifs ou maniaques, leur état d’esprit change ; les barrières qu’ils ont commencé à mettre en place pour ne pas rechuter risquent alors de voler en éclats. Comme le disent de nombreux patients : « Quand je suis déprimé, je bois pour aller moins mal, pour ne pas sombrer. Et quand mon humeur est très haute, je bois sans même me poser de questions, sûrement pour aller encore mieux ». Cela montre à nouveau l’importance du double-diagnostic et d’une prise en charge simultanée des deux problèmes.

En résumé :

 Comorbidité fréquente entre tous les troubles addictifs et les troubles de la personnalité, les troubles mentaux.

  • Il ne faut pas confondre symptômes et pathologies :
    • Les symptômes psychiatriques (anxiété, dépression) sont fréquents, secondaires à l’addiction, provoqués par les effets pharmacologiques du produit et les conséquences de la conduite.
    • Les pathologies psychiatriques (TAG, Anxiété Sociale, Trouble Panique, Trouble bipolaire type I, Dépression unipolaire, …) sont le plus souvent primaires et indépendantes. Elles favorisent l’addiction par automédication.
  • La coexistence de troubles addictifs et de troubles psychiatriques aggrave les conséquences et le pronostic des deux troubles.
  • La prise en charge de ces patients doit être simultanément addictologique et psychiatrique. La nature de la relation entre troubles psychiatriques et addiction est primordiale à prendre en compte. Dans tous les cas, l’évaluation de l’état thymique sera optimale après sevrage et une période d’abstinence prolongée.

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(1982)

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