Alcool et créativité

Beaucoup de patients souffrant d’une maladie alcoolique évoquent comme frein à leur motivation d’abstinence la crainte de perdre leur créativité. En premier bien-sûr ceux qui exercent des professions artistiques. L’histoire foisonne d’exemples concernant le rapport entre la créativité et l’usage de substances psychotropes.

Peut-on conserver la même capacité imaginative et créatrice lorsqu’on arrête de boire ou de prendre des substances ? Je me rappelle l’exemple de ce scénariste hospitalisé pour sevrage d’alcool et qui évoquait en groupe de parole sa crainte de ne plus pouvoir écrire s’il devenait totalement abstinent. Cette crainte était légitime dans la mesure où il n’avait de mémoire écrit une seule ligne de scénario en étant sobre. Mais, paradoxalement, il n’avait pas rédigé une seule page depuis plus de 18 mois… à cause de sa maladie alcoolique qui l’avait plongé dans une dépression sévère  !

Pour nous faire une idée de cette relation entre les substances et la créativité, je reproduis ici quelques exemples d’artistes célèbres ayant évoqué ce sujet  :

Charles Bukowski 

[…] Et pendant un moment, ça [l’alcool] a résolu pas mal de problèmes, ça m’a permis d’avancer et de faire tout un tas de choses que je ne voulais pas faire, et cela m’a tenu éloigné de la machine à écrire et m’a finalement envoyé aux services de bienfaisance de l’hôpital du comté parce que je pissais le sang des oreilles de la bouche et du cul. Ils ont attendu que je meure mais il ne s’est rien passé. […] et, depuis, ils me disent qu’un autre verre me tuera. Je me limite aujourd’hui à environ 7 litres de bière par jour.

Mais l’écriture, bien entendu, comme le mariage, les chutes de neige ou les pneus de voiture, ne dure pas toujours. Tu peux aller te coucher un mercredi soir dans ta peau d’écrivain, et tu te réveilles le jeudi matin radicalement transformé en n’importe quoi d’autre. […] La plupart d’entre eux [les alcooliques] meurent, bien sûr, parce qu’ils font d’énormes efforts pour y arriver ; ou, d’un autre côté, ils deviennent célèbres et tout ce qu’ils écrivent est publié sans qu’ils aient pour cela besoin de travailler dur. La mort est à chaque coin de rue. Et bien que tu dises aimer mes trucs, je veux que tu saches que si ça tourne mal pour moi, ça n’était pas parce que j’ai fait trop d’efforts ou trop peu, mais parce que je n’ai plus eu assez de bière ou de sang. […]

Charles Bukowski, Correspondance 1958 – 1994, Ed. Grasset, 2005

 

Serge Reggiani

Alcool, tu m’as fait payer ton prix – et je ne parle pas de monnaie sonnante et trébuchante.

J’ai été sous ta coupe, j’ai subi tes exigences, j’ai failli te donner ma vie.

Je sais qu’il existe une issue, et une seule, à cet enfer qu’on appelle l’alcoolisme et qu’il vaudrait mieux appeler « maladie alcoolique ». Satanée bouteille, te vider n’apporte rien. Les éléphants roses n’existent pas, l’ivresse n’abrite que les noirs serpents de la douleur et de la déchéance. On boit pour une seule raison : pas pour oublier qu’on boit, comme ce personnage du Petit Prince, mais pour oublier tout le reste et échapper à la dépression. L’alcool est un euphorisant qui empêche de « craquer ». Je le sais. Je l’ai vécu et je l’ai chanté dans la Chanson de Paul, l’histoire d’un homme qui se remet à boire malgré ses promesses, parce qu’il est dépressif :

Je bois…
Aux femmes qui ne m’ont pas aimé,
Aux enfants que je n’ai pas eus,
Mais a toi qui m’as bien voulu…

Le salaud qui mérite une lettre, c’est toi, saloperie d’alcool. Tu repousses la déprime, mais le réveil n’en est que plus douloureux, pas à cause de la gueule de bois, mais parce que la chute est terrible. Il faudrait rester imbibé d’alcool en permanence pour ne jamais revenir a la réalité ; alors, la mort serait vite au rendez-vous L’alcool est une forme de suicide.

Le lendemain d’un alcoolique est forcément fait d’alcool. « Qui a bu boira », dit-on ; il est si terrible, le réveil, qu’il n’est pas d’autre remède que de boire de nouveau. Et boire, et boire, et boire encore : c’est l’enfer, l’assommoir.

Seule l’abstinence soudaine et totale permet de s’en sortir. Pour ma part, j’ai décidé de m’accrocher, de lutter de toutes mes forces pour ne pas rechuter.

J’ai un slogan : « Un verre, c’est trop ; dix verres, c’est pas assez. » Une seule goutte est fatale à celui qui replonge. « Une larme », « un doigt », « un soupçon », « un petit coup »… toutes expressions stupides et criminelles. Le médecin m’avait d’ailleurs prévenu : « Il faudra tenir le coup. » « Quel coup ? me disais-je. Coup de whisky ou de vodka ? »

Le seul vrai conseil à donner est que ça vaut la peine de s’abstenir. Le plus difficile est de prendre la décision. Ensuite tout coule comme de l’eau… Je ne bois plus que ça d’ailleurs, et je redécouvre la vraie vie. Bien sûr, il faut demeurer vigilant, chasser la tentation dès qu’elle vous nargue. Quand l’idée même d’alcool vous vient en tête, sortir dans la rue, faire une bonne marche, ou se mettre au travail… Cirer ses chaussures, frotter le parquet, laver sa voiture, tout est bon pour chasser l’alcool de ses pensées. Moi, j’ai commencé une chanson sur l’alcool – ou plutôt contre lui :

Alcool, alcool,
Tu nous arnaques.
Alcool, alcool,
Qu’est-ce que tu traques ?
Alcool, alcool,
Qu’est-ce que tu caches ?
Qu’est-ce que tu gâches ?
Tu t’ramènes sur la pointe des pieds,
On n’sait plus comment se passer
De ton poison…

Je l’achèverai peut-être, sur cette strophe dédiée au tabac :

Le tabac tue.
Enfin, m’oublieras-tu,
Maudite nicotine ?…
L’alcool me tue.
Enfin m’oublieras-tu,
Sacrée Bénédictine ?

J’ai totalement cessé de boire. Pas la moindre molécule d’alcool.

Mais j’ai plus de mal à jeter la cigarette. N’empêche : mes disques devraient être remboursés par la Sécurité sociale… Je ne peux oublier que l’alcool a tué mon ami Michel Auclair. Sauvé de justesse d’une embolie pulmonaire, « une larme d’alcool » lui a été fatale. Dans certaines familles, on donne du vin aux jeunes enfants, pour « faire du sang ». L’enfant boit un verre au repas, l’adolescent en boira deux et le jeune homme dix. Puis c’est le servie militaire. En sortant de la caserne, comment notre alcoolique se douterait-il qu’il a été « contaminé » en culottes courtes ?

On demandait un jour à Jacques Prévert pourquoi il ne buvait plus. Lui, qui aurait vendu son âme pour un bon mot répondit : « Parce que j’ai tout bu ! »

C’était une boutade. Prévert ne buvait plus parce qu’il voulait vivre, tout simplement.

J’ai été sauvé par mes docteurs, j’ai été sauvé par ceux qui m’aiment. Moi aussi, je veux vivre, je veux vivre !

Serge Reggiani,

Chanteur abstinent.

 

Georges Perec
Le travail éloigne pourtant de nous trois grands maux, j’en oublie toujours un ou deux mais enfin cela doit être vrai : en tout cas, j’ai pour ma part une assez furieuse envie de travailler, furieuse en ceci que je travaille, en fin de compte, assez peu, moins par paresse que pas dissipation : j’entends par dissipation, soit que je me dissipe hors de mon travail (ainsi en buvant), soit – ce qui est pire – que je me dissipe dans mon travail : ainsi en faisant quinze choses à la fois au lieu d’en terminer proprement une seule !

Cela dure depuis à peu près aussi longtemps que ceci et les deux phénomènes sont d’ailleurs peut-être corrélables.

Faut-il moins boire pour moins se disperser ?

Ou bien ne travaillerai-je efficacement que si je bois plus ?

Ou bien ne boirais-je moins que si je travaille plus ?

J’attends du temps qui coule la solution de mes problèmes mineurs (car ils sont mineurs) : écrire tous les jours, génie ou pas (devise de Stendhal : elle en vaut bien d’autres !).

 

Marguerite Duras

M.D. : Vous parlez de l’alcool, là ? C’est difficile. Il n’y a pas tellement longtemps que j’en suis sortie. J’ai bien fait quand même d’aller trouver ce spécialiste. C’est trop simple de dire que c’est suicidaire. C’est immédiatement ce que je crois : ça ne sent pas la mort, dans l’alcool. Mais tout est comme si dieu existait. Je pense que les gens qui boivent, qui m’écoutent là, doivent reconnaître ce que je dis. C’est Dieu, l’alcool. Le monde est vide et voilà, tout à coup, il y a Dieu et le monde et bon et resplendissant. J’ai parlé avec quelqu’un que j’aime beaucoup, cet été, qui boit, de façon moins régulière que moi et qui m’a dit ça : l’absence de Dieu, c’est la cause, et j’ai été comme éblouie par cette évidence. (82) Et des gens étaient là, autour de la table, qui nous connaissaient bien tous les deux, et tout le monde s’est tu devant nous, et au lieu de nous combattre, tout le monde a cru ce qu’on disait ; c’est-à-dire tout le monde s’est mis à croire les alcooliques. C’était bien. Et c’est sûr que l’alcool mène à la mort. Ca, cette fois-ci, je l’ai senti, tangiblement. Je ne pouvais plus écrire, par exemple, la main ne tenait plus la ligne droite.

Question : Et comment avez-vous commencé à boire ?

M.D. : A cause d’un homme.

Question : Qui buvait lui-même ?

M.D. : D’un amant. Oui. C’est curieux mais il me semble que c’est ma mère à l’origine de tout, qui m’a dit : “Tu es trop maigre. On ne peut pas être maigre comme ça. Tu vas commencer à boire un peu de bière.” Parce que chez nous dans le Nord, quand on est maigre on boit de la bière. Quelques fois, je crois que c’est ça (l’origine). Quelques fois. Le plus souvent, je crois que c’est cet homme. Mais lui s’est arrêté de boire et moi j’ai continué.

 Question : Quel âge aviez-vous ?

M.D. : Quand j’ai commencé vraiment à boire ? 35 ans. Ca a été très très fort à 42-43 ans et, à 50 ans, j’ai fait une cirrhose du foie. J’ai été sauvée, comme ça, de toute justesse. Ca ne fait aucune angoisse. C’est tellement progressif que vous ne le sentez pas du tout, le palier s’approcher. Mais je vomissais le sang et je buvais de l’alcool pour me remonter. Je ris maintenant. Le docteur est arrivé, c’était un ami et il a vu un verre d’alcool sur ma table de nuit et la cuvette pleine de sang ; là, il m’a dit : “Non, je ne vous mettrai pas à l’hôpital et vous allez vous en sortir comme ça, avec des coups s’il le faut.” Vraiment un cher ami !

J’en suis sortie. Ca a duré 10 ans et puis j’ai repris. Et la dernière fois, ça a été terrible parce que je ne voulais pas guérir du tout, voilà. Mais ce n’est pas ça qui est intéressant. C’est : pourquoi ? Pourquoi on boit ? (…..)  Mais si l’alcool tient, a tenu place de Dieu, qu’est-ce qui occupe maintenant la place de l’alcool et donc la place de Dieu ? (…..)  Personne ne peut remplacer Dieu. Rien ne peut remplacer l’alcool. Donc Dieu reste irremplacé (rire) et donc il y a quelque chose d’inconsolable. Non, c’est au-delà. Je sais ça. Je sais que je suis inconsolée mais que je l’étais déjà dans l’alcool. Il me reste cette espèce de nostalgie de certains moments : se réveiller la nuit et boire ; être seule au milieu de la ville et avaler comme ça de quoi mourir vraiment. Toutes les heures à la fin. Ce qui fait que j’arrivais à des états bizarres. J’arrivais à voir la maison dans un autre ordre, à voir les escaliers tourner en sens inverse du sens où ils tournent. Tout se déformait petit à petit. Sauf la tête. J’ai écrit quand même. Dans un bain d’alcool, j’ai écrit : “Le ravissement de LoI V. Stein”. C’est ça qui m’a plu cette fois-là. C’est parce que je n’étais jamais saoule vous comprenez. J’étais partie, mais pas ivre, pas dans la déraison. Je l’ai fait sans alcool. Je ne vois pas une différence qui se répéterait de tel livre à tel autre avec ou sans alcool. Vous la voyez ? Je l’ai fait avec six litres de vin par jour. Quand on arrive à ces doses-là, on ne mange plus. On devient dégoûtant physiquement. On a des jambes énormes. On grossit beaucoup, beaucoup. Moi, ça me plaisait de me dégoûter. Ca confirmait un certain vouloir. Je me voyais me défaire. C’était jouissif de dégringoler.

 Le Bulletin Freudien n° 4 Mai 1985 EXTRAIT D’UNE INTERVIEW DE MARGUERITE DURAS A FRANCE-CULTURE 

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