Il n’y a pas que les plus jeunes qui empoisonnent leur vie, celle de leur entourage et, le cas échéant, celle du personnel soignant à cause de problèmes d’addictions. Bien que les données chiffrées soient encore rares et fragmentaires en France, à quoi devient-on ou reste-t-on « accro » une fois que l’heure de la retraite a sonné ? La simple observation permet de répondre à cette question. Les abus les plus fréquemment rencontrés sont le tabac, l’alcool et les médicaments, parfois en poly-consommation. Nous nous intéresseront ici principalement à l’alcool et au tabac.
Le tabagisme
Concernant le tabac, il faut savoir que 50% des gros fumeurs décèdent avant l’âge de 70 ans (contre 20% des non fumeurs)[1]. Lorsque l’abus chronique d’alcool est associé au tabagisme, cet âge est abaissé à 60 ans. A 85 ans, 33% des non fumeurs primaires sont toujours en vie, contre 8% seulement des fumeurs qui n’ont jamais arrêté. Il est donc logique que le pourcentage de fumeurs après 65 ans soit assez faible (17% d’hommes et 8% de femmes)[2] comparé à la moyenne nationale (30% d’hommes et 26% de femmes). La plupart ayant commencé à fumer très jeunes, à une époque où l’usage du tabac était très répandu et ne faisait l’objet d’aucune campagne de prévention, les séniors n’envisagent pas de rompre avec cette habitude s’ils n’en perçoivent pas la nécessité.
En 1953, 69% des hommes et 6 % des femmes âgés de plus de 65 ans étaient fumeurs (Mauffret et al., 1999). Le phénomène du tabagisme concerne peu les femmes jusque dans les années soixante. Mises en évidence depuis la première moitié du XXème siècle, les conséquences sanitaires du tabagisme et notamment le lien entre la consommation de tabac et le cancer du poumon ont mis cependant du temps à intégrer la conscience collective.
Il est en effet très rare que des personnes commencent à fumer après l’âge de 35-40 ans. Dans ma pratique quotidienne de tabacologue, j’ai pu constater que les personnes âgées en demande de sevrage tabagique (essentiellement pour des raisons de santé) y parvenaient plus facilement que les « jeunes », la sévérité de la dépendance physique semblant moindre et leur préoccupation pour la santé plus importante. J’ai connu personnellement une dame de 80 ans qui fumait régulièrement 4 ou 5 cigarettes par jour depuis l’âge de 20 ans. Lui rendant régulièrement visite, je remarquai un jour que le cendrier qui trônait toujours sur la table de son salon était vide et propre. Je lui en fis la remarque, lui demandant si elle avait arrêté de fumer. A ma grande surprise, elle réfléchit un bon moment avant de me répondre par l’affirmative…. elle n’en avait même pas pris conscience, cela s’était fait naturellement, sans qu’elle s’en aperçoive ; elle avait perdu le goût pour la cigarette malgré 60 ans d’habitude tabagique !
Le tabagisme est une des principales causes de décès chez les seniors. Ses complications sont bien connues, certes les mêmes que chez les adultes plus jeunes (cancers, BPCO, emphysème, cardiopathies, artériopathies, etc.) mais venant en plus aggraver des pathologies dont les conséquences évoluent avec l’âge (diabète, dyslipidémies, ulcères duodénaux, ostéoporose, cataractes, troubles du sommeil, etc.). Par exemple, à 70 ans, les fumeurs ont une densité osseuse moindre et un facteur de risque plus élevé d’ostéoporose que les non-fumeurs. Par ailleurs, les femmes qui fument risquent davantage de souffrir d’ostéoporose post-ménopausique. Des études réalisées sur des personnes âgées, fumeuses de longue date, ont montré que celles-ci avaient deux fois plus de chances d’avoir des capacités physiques moindres que les personnes âgées qui n’avaient jamais fumé ou qui avaient arrêté depuis longtemps. Le tabac représente également un facteur de risque de pathologies cardio-vasculaires qui augmentent elles-mêmes l’incidence des démences. D’après Tyas et al. (2005), il semble que :
– fumer plus d’un paquet par jour expose à une baisse des capacités cognitives chez les plus de 65 ans
– le déclin cognitif est plus rapide chez les fumeurs de plus de 75 ans comparés aux anciens fumeurs du même âge qui ont arrêté de fumer et aux non fumeurs.
Enfin, contrairement aux idées reçues, le tabac n’aurait pas d’effet protecteur vis-à-vis de la maladie d’Alzheimer (Reitz et al., 2005 ; Leibovi et al, 1999). Les soignants ne doivent donc pas renoncer aux messages de prévention sous prétexte que le fumeur est âgé et que les « jeux sont faits ». Le principe de base est que l’arrêt du tabac est toujours bénéfique, quel que soit l’âge auquel il intervient.
[1] Source : Doll R, et al. British Medical Journal 1994; 309:901–911 (voir schéma)
[2] Source : Baromètre INPES Santé 2000 (voir schéma)
Le tabagisme des seniors, en tant que facteur de risque de complications cardiovasculaires, respiratoires et cancéreuses nécessite une campagne d’information pour sensibiliser cette population au besoin de prise en charge et de soins. Mais la réduction spontanée, voire l’arrêt du tabagisme avec l’avancée en âge, représente une forme de « guérison spontanée » qui n’existe pas dans le cas de l’alcoolisme.
L’alcool
Concernant l’alcool, les plus de 65 ans ne devraient pas consommer plus d’un verre quotidien. La majorité considère pourtant que boire trois ou quatre verres de bière ou de vin par jour relève de la tradition et ne présente pas de danger. Dans l’imagerie populaire de cette génération, l’alcoolique c’est celui qui boit entre les repas et qui présente des signes d’ivresse. Or les risques de dépendance à l’alcool s’aggravent avec l’âge, pour des raisons psychologiques (dépression, isolement) mais aussi biologiques (diminution notamment de la capacité du foie à éliminer l’alcool).
Il faut se rappeler que dans les années 50-60, les critères concernant l’abus d’alcool n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui (3 verres par jour pour les hommes et 2 verres pour les femmes selon l’OMS). A l’époque, on considérait qu’un travailleur de force pouvait consommer 1 litre de vin par jour (10 verres) sans danger pour sa santé, car il « éliminait » mieux que les employés sédentaires et les femmes, limités de ce fait à ½ litre par jour (5 verres). Cette fausse croyance était due au fait que la sueur des travailleurs de force sentait l’alcool, d’où la conclusion hâtive que cette voie d’élimination concourait de façon importante à la détoxification du corps. On sait aujourd’hui que le foie concoure à hauteur de 90% à la destruction de l’alcool et que la transpiration, la respiration et le système rénal ne sont que des moyens d’élimination très mineurs.
Deux formes d’alcoolisme chez le sujet âgé peuvent être distinguées : celle qui a commencé avant 65 ans et qui se pérennise, et celle qui débute après 65 ans. Parmi les seniors hospitalisés à la clinique pour un sevrage d’alcool, un grand nombre a développé une dépendance au produit suite à un événement de vie ou à un changement dans ses habitudes, notamment le départ à la retraite, la solitude, la perte du conjoint, une affection invalidante ou l’inactivité. Je pourrais évoquer le cas typique d’un homme d’affaires qui avait toujours eu de l’appétence pour l’alcool et buvait avec excès depuis sa jeunesse mais s’efforçait de maintenir sa consommation à un niveau lui permettant d’exercer ses responsabilités professionnels sans problèmes. A son départ à la retraite, il a « lâché les freins » et s’est retrouvé en quelques mois dans un grave état de dépendance nécessitant son hospitalisation.
Comme pour le tabac, certains auteurs constatent une diminution spontanée de la quantité d’alcool consommée chez les alcooliques âgés. La baisse du seuil de tolérance, due au vieillissement, semble être l’élément majeur de cette relative tempérance.
Il faut également évoquer le cas de personnes âgées qui boivent modérément mais qui s’exposent ainsi à des risques de chutes ou d’accidents domestiques. Par exemple, une femme de 80 ans qui, au décès de son mari, avait pris l’habitude de boire deux verres de porto le soir en regardant la télévision ; un soir, elle a chuté dans son escalier en regagnant sa chambre et s’est fracturé le col du fémur.
Pour ces populations, l’utilisation de critères quantitatifs pour repérer un problème avec l’alcool n’est pas valide dans la mesure où les sujets âgés ont souvent une faible tolérance à l’alcool, en raison d’une diminution de leur volume hydrique, de leur débit cardiaque, de leur métabolisme, et de leur activité enzymatique hépatique. Ainsi, même si les personnes âgées alcooliques consomment moins d’alcool que la moyenne des jeunes buveurs, les risques sont supérieurs et plus difficiles à évaluer. En effet, plusieurs symptômes de l’abus d’alcool, tels que les douleurs musculaires, l’insomnie, la perte de la libido, la dépression, l’anxiété, la perte de mémoire et les altérations cognitives peuvent être attribués à la vieillesse des sujets, alors que chez des personnes plus jeunes, ils laissent souvent laisser suspecter une alcoolisation chronique.
Comme le tabac, l’alcool vient aggraver les problèmes de santé caractéristiques des séniors :
- Altération du système immunitaire, avec une diminution des capacités à réagir contre les infections.
- Augmentation de l’incidence des cancers (notamment celui de l’œsophage), de l’hypertension, des troubles du rythme cardiaque, de l’infarctus du myocarde et des cardiomyopathies, des accidents vasculaires cérébraux, de la cirrhose et autres hépatopathies, de la malnutrition.
Chez les personnes âgées, l’alcool perturbe également la vigilance, réduit l’équilibre, et diminue le contrôle des sphincters.
Plus de 70 % des personnes âgées prennent des médicaments, notamment des tranquillisants et des sédatifs. L’alcool peut interagir dangereusement avec ceux-ci avec un risque accru de chute et de confusion, même avec de petites doses d’alcool.
Les médicaments
Dans le domaine des addictions, nous pouvons également dire un mot sur l’abus de médicaments : 40 % des séniors vivant chez eux et 65 % en institution consommeraient plus de quatre médicaments par jour. La consommation triple après 65 ans : en 2001, les plus de 65 ans consommaient à eux seuls 39 % des médicaments vendus en ville. Certaines ordonnances prescrivent jusqu’à dix substances. Pour son plaisir, par habitude ou parce qu’il faut bien se soigner, la frontière semble donc souvent difficile à définir entre « mésusage » (consommation inappropriée), abus ponctuels et dépendance réelle.
Tout cela pose la question de la nécessité d’intervenir ou non : à partir de quand faut-il limiter l’accès aux plaisirs et au confort qui restent accessibles aux personnes âgées ? Quand les années sont comptées, au-delà de quel seuil est-il raisonnable de sacrifier le plaisir d’un petit verre de rouge ou de la cigarette ?
Le souci de prendre en charge les addictions des séniors relève je pense d’un problème plus général, celui de la longévité et de la qualité de vie. Pour Emile Zola, une personne de 55 ans était un vieillard. Dans les années 50, Marcia Davenport réservait ce qualificatif aux personnes ayant atteint 65 ans. Mourir à 70 ans était chose naturelle, avec ou sans abus de tabac ou d’alcool. Aujourd’hui, 1 personne de 85 ans sur 3 est encore en vie ; il n’est pas rare de rencontrer des gens de 90 ans parfaitement autonomes et conduisant encore leur voiture… Et il s’agit sans doute majoritairement de ceux qui n’ont jamais commis d’abus en matière de tabac et d’alcool… ou qui ont su s’arrêter à temps !
En 1950, on comptait 500 000 décès par an pour 40 millions d’habitants. Grâce aux progrès constants et parfois fulgurants de la médecine, notamment en matière de cardiologie et de traitement des maladies infectieuses, ce nombre de décès est resté sensiblement le même aujourd’hui alors que le pays compte 60 millions d’âmes. L’alcool et le tabac sont responsables de 100 000 décès annuels et deviennent donc les premières causes de mort prématurée évitable. Il est alors logique et nécessaire que la société en fasse une priorité en matière de santé publique. Dans ce domaine, de nombreux progrès restent à accomplir, notamment en termes de prévention et de repérage précoce.
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