Quelques explications : Comment devient-on dépendant à l’alcool ?
Nous allons essayer ici de reconstituer le parcours qui va mener une personne vers l’alcoolo-dépendance, en insistant sur les facteurs biologiques qui sous-tendent cette maladie et échappent à tout contrôle, notamment à celui de la « volonté ».
Premières alcoolisations et effets subjectifs
C’est le plus souvent l’aspect culturel de l’alcool (festif, cérémonial ou conventionnel) qui provoquera la première prise de boisson alcoolisée par un enfant ou adolescent : vider le fond d’un verre en cachette après un repas de famille, boire un peu de champagne le jour de sa première communion, tremper un biscuit dans le verre de vin de Papi, etc… L’individu qui consomme de l’alcool pour la première fois va ressentir des effets dont la qualité sera très variable d’un sujet à l’autre. Trois cas peuvent se présenter :
- Certaines personnes sont allergiques à l’alcool : à cause d’un problème d’enzyme, leur foie est incapable de le digérer ; s’ils en consomment, ils seront malades et éviteront par la suite de renouveler l’expérience.
- Au contraire, chez d’autres, la prise d’alcool sera vécue comme une véritable rencontre car produisant un effet bénéfique sur leur humeur : sensation d’euphorie et désinhibition du comportement, ou soulagement d’une anxiété ou d’une tension intérieure. Ces personnes auront tendance à renouveler régulièrement l’expérience pour améliorer leur moral ou se sentir plus à l’aise avec les autres.
Dès les premières consommations, le cerveau va mémoriser cet effet bénéfique et s’en souviendra à jamais, même si la personne ne reconsomme plus d’alcool avant des années.
- Pour la majorité des gens, la première prise d’alcool n’aura aucun effet particulier. Mais ils en consommeront sans doute de temps à autre, voire régulièrement, pour des raisons sociales ou gustatives (boire avec les amis, apprécier un bon vin, etc.), voire par habitude.
Consommation occasionnelle puis régulière
Sauf s’il est allergique à l’alcool ou déterminé, pour des raisons éthiques, religieuses ou personnelles, à ne jamais en consommer (2% des français adultes), son comportement social amènera l’individu à boire occasionnellement de l’alcool à des fins récréatives ou hédoniques. De nombreuses personnes (32% des français adultes) conserveront cette façon de boire leur vie durant. D’autres, souvent par habitude ou entraînés par leur environnement culturel ou professionnel, seront amenés à boire régulièrement de l’alcool (66% des français adultes), voire quotidiennement (33%). Cette consommation régulière pourra progressivement devenir abusive (10% des français adultes) en cas de vie particulièrement festive ou de problèmes psychiques (hypersensibilité, dépression, états anxieux, phobie sociale, troubles de la personnalité, etc.), provisoirement améliorés ou mieux supportés grâce à l’alcool.
Consommation abusive
La consommation abusive d’alcool, quelle qu’en soit la cause, déclenche une série de réactions de la part du corps, avec pour conséquence possible le renforcement progressif de la conduite d’alcoolisation.
Le premier acteur de ces processus est le foie : en cas de consommation modérée d’alcool, il est capable de « digérer » rapidement ce dernier, avant qu’il ne se déverse dans la circulation sanguine et ne se diffuse dans tout le corps. Si la consommation est plus importante, une partie de l’alcool n’est pas détruite immédiatement et cet « excédent » va rapidement atteindre tous les organes et notamment le cerveau dont il va perturber le fonctionnement (sensations euphoriques, comportement de désinhibition, ébriété, etc.). Confronté à une consommation régulière excessive dépassant ses capacités initiales, le foie va être capable de s’adapter progressivement et digérer de mieux en mieux l’alcool au fil des mois et des années, mais aux dépens de ses autres fonctions. En conséquence, pour qu’une même quantité d’alcool atteigne le cerveau afin d’y produire ses effets euphorisants habituels, la personne devra boire des quantités d’alcool de plus en plus importantes. Ce phénomène s’appelle la tolérance (appelée parfois accoutumance) : pour obtenir les mêmes effets, la personne va devoir augmenter régulièrement les doses.
Le second acteur est le cerveau qui va s’habituer à ce plaisir et renforcer cette tendance à augmenter les quantités d’alcool ingérées en donnant au sujet l’envie de boire de plus en plus souvent. L’alcool va occuper une place grandissante dans sa vie et induire progressivement une dépendance psychique, à la fois comportementale (habitude d’associer l’alcool à ses activités), émotive (retrouver rapidement et facilement une humeur ou des sensations agréables, ou éloigner des sentiments désagréables) et cognitive (raisonner différemment, minimiser ou oublier ses soucis). Des processus associatifs puissants vont se mettre en place (mémoire des expériences agréables, association de l’alcool et du plaisir, savoir-vivre, fête, convivialité, etc.).
Vers l’alcoolo-dépendance
Tôt ou tard, sans une modification du comportement, le phénomène de tolérance aboutira progressivement à une dépendance physique pour l’alcool. Voici de quoi il s’agit :
L’alcool est un puissant toxique pour le cerveau dont il dérègle le fonctionnement en rompant l’équilibre chimique entre les différents « messagers » (les neurotransmetteurs) chargés de véhiculer les ordres du cerveau à tout le corps via les neurones. Lorsque la consommation est abusive et fréquente, celui-ci va essayer de s’auto-protéger en développant un système chargé de rétablir l’équilibre entre ces neurotransmetteurs. En cas de manque d’alcool, l’équilibre sera rompu et ces processus adaptatifs deviendront à leur tour « agresseurs », provoquant des « symptômes de sevrage » : anxiété, sudation, tremblements. Ces derniers se produiront non seulement lors d’une période d’abstinence, mais également lorsque l’alcoolémie deviendra insuffisante (fins de nuit par exemple), et de plus en plus fréquemment à mesure que la dépendance deviendra sévère. Pour atténuer et faire disparaître ces symptômes, le malade dépendant devra annuler l’effet agresseur du système protecteur du cerveau en rétablissant l’équilibre, donc en buvant de l’alcool, augmentant ainsi sa tolérance et la sévérité de sa dépendance. Le cercle vicieux s’est installé.
A ce stade, le malade alcoolique a perdu la liberté de s’abstenir de boire. Pour fonctionner normalement, il doit consommer de l’alcool à dose suffisante pour contrebalancer l’action des processus de protection du cerveau. Ceux-ci ne se déclenchent pas, comme on pourrait le croire, seulement en présence d’alcool ; leur action est permanente.
Une fois prise la décision d’arrêter de boire et le sevrage effectué (en ambulatoire ou en hospitalisation), la mission des processus adaptatifs pourrait être terminée et ces derniers disparaître à jamais, sonnant ainsi la fin de l’état de dépendance. Il n’en est hélas rien : en l’absence prolongée d’alcool (environ une semaine), ces processus vont très rapidement se mettre en sommeil mais ne disparaîtront pas.
Si le malade reconsomme de l’alcool, même des mois ou des années plus tard, le cerveau va se sentir à nouveau menacé et risque de réactiver très rapidement, voire immédiatement, les processus de protection. Et encore hélas, l’intensité de ces processus n’est pas modulable en fonction des quantités ingérées, elle est déterminée par les plus fortes consommations du passé. Même si le malade ne boit qu’un seul verre, c’est la totalité des processus de protection qui risque de se remettre en place et, pour rétablir l’équilibre, le patient va être amené très rapidement à reboire les mêmes quantités d’alcool que par le passé.
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